Mes jardins improvisés de Verdun

 Mes jardins improvisés de Verdun
Par A. PIÉDALLU. 


Lorsqu'après la bataille de la Marne, en 1914, la guerre de mouvement fit place à la stagnation, il fallut bien s'installer. Nous avions pourtant de la répugnance à rester là au lieu de marcher de l'avant. C'était l'hiver nous étions dans la boue; il pleuvait, il neigeait et, pour nos blessés, les tentes de toile, usées déjà, étaient bien inconfortables. L'eau tombait dessous. Il fallut les remplacer par des baraques à double paroi en planches garnies de carton bitumé. Quelle joie ce fut d'y avoir chaud ! Je vois encore le bon sourire de nos pensionnaires d'un jour, quand nous allions, le soir, leur dire une blague ou une chanson. Car on blaguait et on chantait là-bas.
Notre H. O. E. était installé à la gare de Verdun, et comme nous hébergions parfois 2 à 3.000 hommes, il fut nécessaire d'emprunter les glacis des fortifications pour y installer nos tentes d'abord, nos baraques ensuite.
Vous pouvez vous imaginer ce que peut devenir un glacis gazonné quand on y passe et repasse. Il est rapidement transformé en un cloaque abominable. Le Dr Cauvet, médecin principal, actuellement directeur du Service de Santé d'un corps d'armée, notre chef, qui avait conçu le plan de l'hôpital, fit d'abord faire un chemin de planches dans l'allée principale, mais le reste du terrain, malgré le mâchefer, demeurait impraticable.
C'est alors, dès janvier.1915, que je proposai de dessiner un Jardin, d'avoir des fleurs et même des légumes. Mon plan était simple : j'avais à desservir les baraques, les douches, les lavabos, la salle d'opération et la maison des Infirmières. Je tirai des lignes droites que je rendis un peu sinueuses pour faire l'ensemble moins rigide et je commençai à planter mes jalons. Ils eurent un gros succès mes jalons ; le lendemain, je les trouvai fleuris de roses en papier et le surlendemain garnis d'oranges. Il faut bien rire, n'est-ce pas?
Les Verdunois restés là, me demandaient en riant combien de temps je voulais que la guerre dure? !
Il s'agissait d'abord de favoriser l'écoulement des eaux. C'est là un point essentiel en matière de parcs et de jardins Il fallait établir des pentes régulières, sans ressauts, et faire des allées à dos d'âne.
C'était facile, la terre des allées rejetée sur les côtés devait servir à rehausser les pelouses et les massifs. Cette terre se travaillait d'ailleurs très bien. J'ai voulu me rendre compte de son origine géologique. J'avais remarqué des galets roulés siliceux qui n'avaient rien à voir avec le terrain des côtes- essentiellement calcaire. Les côtes de Meuse sont jurassiques.
 Je me suis souvenu crue la Moselle avait d’abord été un affluent de la Meuse, avant d’être soutirée par un affluent de la Meurthe. Elle se jetait alors à l'emplacement de Pagny-sur-Meuse, après avoir longé le Val d'Ane, au fond argileux. C'est d'ailleurs ce fond argileux qui, sans doute, favorisa la capture de la Moselle vers Toul par un petit affluent de la Meurthe. L'argile se dépose, forme barrage, l'eau monte, puis cherche à s'écouler au plus court. Le Val d'Ane n'est plus aujourd'hui qu'une vallée morte dans les deux sens de laquelle coulent deux ruisseaux, l'un vers la Meuse, l'autre vers la Moselle, qui, contournant Toul, s'en va retrouver la Meurthe et lui donne son nom.
Pendant toute une longue période, la Moselle apporta les cailloux roulés et ses sables vosgiens siliceux dans la vallée calcaire de la Meuse. Il est facile de vérifier ce fait géologique en constatant que ces débris siliceux se trouvent seulement en aval de Pagny-sur-Meuse et jamais en amont. Les alluvions de Verdun sont remplies de ces sables et cailloux roulés vosgiens. Et ce sont ces alluvions relevées par les travaux ries fortifications de la ville qui ont servi de substratum à mon jardin.
Vous ne pouvez croire tout ce qu'il avait de charme, ce jardin de guerre dont le gazon des pelouses provenait des balayures du parc à fourrages, et dont les massifs étaient plantés au petit bonheur de fleurs sauvages, comme les Hépatiques (Hepatica triloba, Anemone hepatica), le Bois-joli (Daphné mezereum), si abondant dans les bois de Bellerupt et de la Tranchée de Calonne. Mes plants venaient de là. J'étais allé les chercher en février dans ces bois dont le nom seul évoque une épopée. J'avais aussi des Primevères, des Perce-neige (Galanthus nivalis)
Ils me rappelaient ceux de Trianon et les petits amoureux de Paris qui vont les cueillir au premier soleil. A la guerre, les moindres choses sont douces au souvenir et j'aimais ces petites fleurettes qui me parlaient du cher passé.
J'avais remarqué dans les allées des jardins abandonnés de quantités de jeunes plants de Myosotis, de Phlox et de Pervenches que les propriétaires voulurent bien me donner. J'obtins aussi des Narcisses, des Diclitras, des Impériales, des Lys, des Œillets, des Rosiers et plus tard des Hélianthes, des Dahlias e des Chrysanthèmes. Aux beaux jours, je semai des Capucines et des Pois-de-senteur qui me firent une belle haie comme clôture du côté de la ville.
Dès les premiers soleils, j'eus des fleurs et j'entends encore les blessés me demander un brin de Myosotis pour envoyer à leur femme.
Un jardin, c'est un sourire dans un hôpital, c'est propre, c'est gai; les oiseaux y viennent chanter. Dans les allées sablées de mâchefer, on passe sans plus se crotter jusqu'aux chevilles. De grands Frênes donnaient en été une ombre fraiche et légère et les bancs verts ou rustiques (nous avions les deux) tendaient les bras ou leur courbe sinueuse, le soir tombant, pour inviter les amateurs au dolce farniente.
L'eau des lavabos s'écoulait dans le fossé des fortifications et traversait un espace plan entre deux buttes. J'eus l'idée de me servir de cette eau pour arroser un potager cultivé sur la pente du fossé et dans l'espace plan. Des Salades, des Choux, des Radis, des petits Pois, des Haricots verts, des Oignons, des Poireaux, des Carottes, des Pommes de terre, du Persil, du Cerfeuil, etc., tout cela copieusement arrosé par l'eau des lavabos, coulant en rigoles, poussait supérieurement et contribuait à l'alimentation.
Ce n'était là qu'un petit essai. Quand, après les bombardements à longue portée, on pensa à nous faire replier en arrière et qu'on installa notre hôpital à quelques kilomètres de Verdun, je cultivai tous les espaces libres. J'y avais mis des centaines de Choux et de Salades, des planches de Boursette, d'Épinards pour le printemps, des Fraisiers et des fleurs partout. Cet hôpital a d'ailleurs été bombardé et la formation a dû l'évacuer.
Ce ne sont là que les rapides souvenirs d'un jardinier de la guerre. A voir pousser des plantes utiles et, jolies, les jours douloureux passent plus vite ; et puis, comme l’a dit Voltaire : cultiver son jardin sera toujours le dernier mot de la philosophie française » 


Source : Bulletin de la Société nationale d'acclimatation de France : revue des sciences naturelles appliquées. 1918-01.


Piédallu, André (1876-1945)
Docteur és sciences, ingénieur-chimiste, pharmacien-major de 1re classe à l'hôpital militaire d'Alger. Lauréat de l'académie d'agriculture et de la société nationale d'acclimatation. Pharmacien. Botaniste et poète




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